I
Sac à terre

Dans un impressionnant fracas d’essieux, la diligence s’arrêta en pleine cour de l’auberge, et les voyageurs poussèrent un soupir de soulagement. On était aux premiers jours de décembre 1793 ; comme la plus grande partie de la Cornouailles, Falmouth croulait sous la neige et la gadoue. Dans la lumière lugubre de cette fin d’après-midi, la diligence immobile couverte de boue et ses quatre chevaux n’étaient que formes sans couleur.

Sautant à terre, l’aspirant Richard Bolitho contempla la vieille auberge familière et les maisons en ruine qui l’entouraient. Le voyage avait été fort éprouvant. Plymouth n’était pas à plus de cinquante-cinq milles, mais le trajet leur avait tout de même pris deux bonnes journées. Ils avaient emprunté la route de l’intérieur, par Bodmin Moor, pour éviter les crues de la Fowey, et le cocher avait fermement refusé de voyager la nuit, tirant prétexte des incertitudes de la route. Bolitho le soupçonnait toutefois de craindre plutôt les bandits que le mauvais temps : ces messieurs trouvaient certes plus agréable d’attaquer une voiture embourbée que de se mesurer au guet de Sa Majesté.

Oubliant le voyage, les palefreniers qui ôtaient leur harnachement aux chevaux, ses compagnons de voyage qui se hâtaient pour goûter la chaleur de l’auberge, il savourait pleinement le moment présent.

Deux ans et demi déjà, depuis qu’il avait quitté Falmouth pour rallier à Spithead la Gorgone, vaisseau de soixante-quatorze ! Son bâtiment était maintenant à Plymouth pour y subir un carénage, ce qui valait à Richard Bolitho cette permission bien méritée.

Le vent était aigre. Il tendit la main à l’un de ses compagnons qui avait du mal à descendre. Agé lui aussi de dix-sept ans, l’aspirant Martyn Dancer avait rejoint la Gorgone le même jour que lui.

— Voilà, Martyn, nous sommes arrivés.

Il était tout content que Dancer l’eût accompagné. Habitant Londres, il avait connu une vie totalement différente de la sienne. Les Bolitho servaient à la mer depuis des générations, alors que le père de Dancer était un riche négociant en thé. Et malgré cela, malgré les mille détails qui les séparaient, Bolitho le considérait comme son frère.

Quand, après qu’elle eut jeté l’ancre, on avait distribué le courrier à bord de la Gorgone, Dancer avait appris que ses parents se trouvaient à l’étranger. Il avait aussitôt suggéré à Bolitho de l’accompagner à Londres, mais Verling, le second à qui rien n’échappait, était immédiatement intervenu à sa manière pince-sans-rire :

— Vous n’y pensez pas, à Londres ! Votre père ne me le pardonnerait jamais !

Dancer avait donc accepté l’invitation de Bolitho, qui en fut secrètement ravi : il n’avait pas vu les siens depuis quatorze mois, et il avait hâte de leur montrer combien cette rude expérience l’avait changé. Comme son ami, il avait maigri, si la chose était encore possible, mais il avait pris de l’assurance. Tous deux rendaient encore grâce au ciel d’avoir survécu au mauvais temps et aux combats.

Le garde qui les avait escortés s’approcha, souleva son chapeau et prit les quelques pièces que Bolitho glissait dans sa main gantée.

— Z’en faites pas, m’sieur, j’dirai à l’aubergiste de faire monter vos malles directement dans vot’chambre.

Et, montrant du pouce les fenêtres éclairées de l’établissement :

— J’vais rejoindre mes copains, on a encore une heure à tuer avant de remettre ça pour Penzance. Et bonne chance à vous, messieurs, conclut-il en s’éloignant.

Bolitho l’examinait attentivement. Tant de Bolitho avaient pris cette diligence ou en étaient descendus, à cet endroit même… Ils partaient à l’autre bout du monde, sur un navire ou sur un autre, certains n’en étaient jamais revenus…

Il jeta son manteau bleu marine sur ses épaules et décida :

— Allons faire un tour, ça nous réchauffera les sangs, tu viens ?

Dancer, qui claquait des dents, le suivit volontiers. Il était aussi bronzé que Bolitho et ne s’était pas encore adapté au changement de climat, après cette année passée sur les côtes d’Afrique.

Pataugeant dans la gadoue, ils dépassèrent la vieille église et les arbres centenaires. Il était difficile d’imaginer tout ce qu’ils venaient de vivre : la poursuite des corsaires, la prise du Sandpiper qu’ils avaient utilisé pour se défaire d’un bâtiment pirate au milieu de dangereux récifs. Bien des hommes étaient morts, davantage encore avaient enduré les misères qui sont le lot du marin. Bolitho s’était battu au corps à corps, il avait dû tuer, il avait vu l’un des aspirants de la Gorgone tomber pendant l’attaque d’une forteresse de négriers. Leur enfance était terminée, c’est ensemble qu’ils étaient devenus des hommes.

— Voilà, c’est ici.

Bolitho indiquait, se détachant à peine des lourds nuages et de la toile de fond ton sur ton du paysage, la grande maison grise, carrée, somme toute assez ordinaire.

Ils passèrent le portail et grimpèrent l’allée. Il n’eut pas le temps de heurter le marteau à l’entrée, que les deux portes s’ouvraient déjà, livrant passage à la gouvernante. Mrs. Tremayne se précipita, le visage rouge de plaisir, et, quand elle le pressa dans ses bras, les souvenirs affluèrent soudain en foule à Bolitho : elle sentait le linge propre et la lavande, la cuisine, les jambons mis à sécher. À soixante-cinq ans passés, c’était un pilier de la demeure.

Elle le berçait doucement comme un enfant, alors qu’il faisait bien une tête de plus qu’elle, et c’est au bord des larmes qu’elle dit :

— Oh, mon petit monsieur Dick, mais qu’est-ce qu’ils t’ont donc fait ? Tu es maigre comme un coucou, on ne te reconnaît plus. Je vais me charger de remettre un peu de viande autour de ce sac d’os.

Elle aperçut enfin Dancer et le salua d’assez mauvaise grâce.

Bolitho souriait, gêné et content à la fois de ce débordement d’affection. Les choses avaient été encore bien pires la première fois qu’il était rentré de mer : il n’avait alors que douze ans.

— Je te présente un ami, Martyn Dancer. Il va rester un peu avec nous.

Mais tout le monde se retourna : la mère de Bolitho venait de faire son apparition en haut des marches, qui lançait :

— Soyez le bienvenu !

Dancer la contemplait, médusé. Il avait souvent entendu parler de Harriet Bolitho au cours de longues heures de quart à la mer ou pendant leurs rares moments de tranquillité dans l’entrepont. Elle répondait trait pour trait à ce qu’il avait imaginé. On se disait immédiatement qu’elle était bien jeune pour être la mère de Richard et trop fragile pour se retrouver si souvent abandonnée dans la grande demeure grise au bout de Pendennis Castle.

— Mère !

Bolitho se jeta dans ses bras et ils restèrent ainsi enlacés un long moment, sous l’œil de Dancer. C’était ce Richard qui était son ami, qu’il croyait si bien connaître, si habile à cacher ses sentiments derrière l’écran de ses calmes yeux gris. Ce garçon, qui avait les cheveux aussi noirs que les siens étaient clairs, qui était capable de montrer de l’émotion à la mort d’un ami, mais dont le combat avait fait un lion, on aurait dit un soupirant plutôt qu’un fils.

— Combien de temps resterez-vous ? demanda-t-elle à Dancer.

La question était certes courtoise, mais l’interpellé y perçut cependant un je ne sais quoi de raide.

— Quatre semaines, répondit Bolitho pour lui, et peut-être un peu plus longtemps si…

Elle l’arrêta en passant sa main dans ses cheveux :

— Je sais, Dick, ce célèbre « si ». Ce mot, c’est sans doute la Marine qui l’a inventé.

Et elle les prit tous deux bras dessus bras dessous.

— Mais tu seras à la maison pour Noël, et tu as un ami, voilà qui est parfait. Ton père est toujours aux Indes – elle soupira – et Felicity, qui s’est mariée, a suivi son mari cantonné à Canterbury.

Bolitho la contemplait, l’air grave. Il n’avait pensé qu’à lui, à sa joie de rentrer à la maison, à sa fierté pour tout ce qu’il avait accompli. Et pendant tout ce temps elle avait dû faire face, toute seule, ce qui était trop souvent la règle lorsque l’on épousait un Bolitho.

Sa sœur Felicity, âgée de dix-neuf ans, avait rencontré un jeune officier de la garnison. Pendant son absence, elle avait convolé et quitté la maison.

Bolitho s’était imaginé que seul Hugh, son frère aîné, serait absent. De quatre ans plus âgé, il faisait la fierté de son père et servait comme lieutenant sur une frégate.

— Mais comment va Nancy ? demanda-t-il timidement.

Le visage de sa mère s’éclaira soudain, ce qui lui rendit son âge véritable.

— Elle va très bien, Dick, mais elle est sortie faire une visite, malgré le mauvais temps.

Dancer se sentit soulagé. Il avait beaucoup entendu parler de Nancy, la cadette. Elle avait environ seize ans et, à en croire sa mère, c’était une véritable beauté.

Bolitho surprit sa réaction.

— Voilà une bonne nouvelle.

— Je vois trop bien ce que vous voulez dire, tous les deux ! fit-elle en éclatant de rire.

— Mère, je vais conduire Martyn à sa chambre.

Elle les regarda monter l’escalier bordé des portraits de leurs ancêtres.

— Lorsque le commis de la poste nous a annoncé que la Gorgone était à Plymouth, Dick, j’ai tout de suite su que tu arriverais. Et je n’aurais jamais pardonné au capitaine Conway de me priver de cette joie !

Bolitho songeait au capitaine, placide, d’un calme impressionnant en toutes circonstances. Il n’aurait jamais cru que cet homme fût sensible au charme féminin.

Dancer examinait un portrait à l’angle de l’escalier.

— Mon grand-père, Denziel. Il était avec Wolfe à la bataille de Québec, et je crois que c’était un grand homme. Parfois, je me demande même si je ne l’ai pas connu, tant mon père m’a parlé de lui.

— On a vraiment l’impression qu’il est vivant, fit Dancer, et en plus, il était contre-amiral, mazette !

Il suivit Bolitho dans le couloir. Le vent et le grésil fouettaient les fenêtres. Comme il faisait drôle, ce calme après l’agitation qui régnait en maîtresse sur le vaisseau, avec cette marée humaine, ses bruits et ses odeurs !

C’était toujours la même chanson, avec les aspirants : ils avaient l’estomac dans les talons, on les voyait s’agiter en tous sens, envoyés ici ou là. Au moins, il trouverait quelque repos à la maison, ne serait-ce que quelques jours, et, pour peu que Mrs. Tremayne y mît du sien, de quoi se remplumer.

Bolitho ouvrit enfin une porte.

— Une servante va monter tes bagages, Martyn – il cilla légèrement et ses yeux se perdirent dans le vague. Tu sais, je suis vraiment content que tu sois venu. Une ou deux fois, poursuivit-il non sans hésitation, j’ai bien cru que je ne reverrais jamais la maison. Alors, avec toi en plus…

Il se retira, et Dancer referma doucement la porte derrière lui. Il comprenait trop bien ce que ressentait son ami et fut tout remué d’avoir pu partager ce bref instant d’intimité.

Il se dirigea vers la fenêtre et essaya de deviner le paysage à travers les carreaux embués. À peine visible dans ce lugubre paysage d’hiver, on apercevait la mer, hachée de moutons : elle était toujours là, attendant patiemment les retrouvailles.

Il sourit et commença à se déshabiller : bon sang, elle pouvait bien attendre encore un peu !

 

— Alors, Martyn, que penses-tu de ce premier soir de liberté ?

Les deux aspirants étaient installés près d’une bonne flambée, jambes étendues, les yeux tout ensommeillés. Ils devaient cette douce torpeur autant à la chaleur ambiante qu’au superbe repas préparé par Mrs. Tremayne.

Dancer leva son verre et admira le rougeoiement des flammes de couleur à travers le porto. Il eut un large sourire de contentement.

— Ça tient du miracle !

Le dîner avait duré une éternité. La mère et la jeune sœur de Bolitho étaient partagées entre le désir de les interroger et celui de les laisser parler tout leur saoul. Bolitho songeait à tout ce qui s’était raconté autour de cette table : des récits d’aventures parfois un peu embellis, mais toujours authentiques.

Pour l’occasion, Nancy avait mis une robe neuve faite à Truro – la dernière mode de France. Sa mère avait froncé le sourcil : la coupe était bien un peu courte, mais cela faisait plus jeune sans être provocant.

Elle ressemblait davantage à sa mère que sa grande sœur, qui tirait plutôt du côté paternel. Elle avait ce joli sourire qui avait charmé le capitaine Bolitho lorsqu’il avait jeté son dévolu sur une jeune Écossaise.

Nancy avait visiblement fait forte impression sur Dancer, et Bolitho eut le sentiment que la réciproque était vraie.

Le bruit de la tempête s’était un peu calmé, le grésil avait cédé la place à la neige qui recouvrait les écuries et les communs d’un épais manteau blanc. Il n’y aurait pas grand monde dehors, par une nuit pareille, et Bolitho plaignait de tout son cœur la diligence qui devait s’en retourner à Penzance.

Le calme avait envahi la grande demeure : les domestiques étaient allés se coucher, les deux amis avaient toute licence pour bavarder ou s’assoupir, à leur convenance.

— Demain, nous irons faire un tour au port. Mais Mr. Tremayne me dit qu’il n’y a pas grand-chose d’intéressant à voir en ce moment.

La composante masculine du couple Tremayne était l’homme à tout faire et le majordome de la maison. Comme tous les autres occupants des lieux, il avait un certain âge. Plusieurs jeunes étaient tombés au combat, d’autres avaient préféré abandonner leur existence de paysan et avaient disparu au loin. À Falmouth, de toute éternité, on était ou marin ou paysan.

— Si le temps se dégage, on pourrait faire une balade à cheval, qu’en penses-tu ?

— A cheval ? reprit Bolitho en riant.

— A Londres, on ne passe pas sa vie en voiture, j’ai le regret de te le dire !

Leurs rires furent coupés net : on frappait à la porte, deux grands coups.

— Mais qui peut bien être encore dehors à une heure pareille ?

Dancer avait déjà bondi. Bolitho l’arrêta pour aller prendre un pistolet sur l’étagère :

— Attends un peu. Il vaut mieux être prudent, même ici.

Ils allèrent ouvrir la porte d’entrée et le vent glacé les saisit aussitôt.

C’était Pendrith, le garde-chasse de son père, qui habitait une chaumière près de la maison. Solidement bâti et d’aspect peu avenant, l’homme était redouté des rares braconniers de l’endroit.

— J’suis désolé de vous déranger, m’sieur – il montra sa canardière –, mais y a un gars qui vient de la ville ; le révérend Walmsley lui a dit qu’c’était la meilleure chose à faire.

— Entre donc, John.

Bolitho referma les lourdes portes derrière eux. La présence de cet homme, ses airs mystérieux, le mettaient mal à l’aise.

Pendrith prit un verre de brandy et alla se réchauffer près du feu. Son lourd manteau fumait comme un cheval de trait.

La chose devait être d’importance pour que leur recteur, ce vieux Walmsley, envoie un messager.

— Ce gamin a trouvé un cadavre sur le rivage, m’sieur. L’avait passé un bout de temps dans la flotte, pour sûr – il leva ses yeux tristes. C’était Tom Morgan, m’sieur.

Bolitho dut se mordre la lèvre :

— Quoi, le percepteur ?

— Ouais. Il a été tué avant d’être jeté à l’eau, c’est c’que le gosse a raconté.

Ils entendirent des pas dans l’escalier. Mrs. Bolitho descendait précipitamment, vêtue d’un peignoir de velours vert.

— Je m’en occupe, mère, lui dit Bolitho. Ils ont retrouvé Tom Morgan au bord de l’eau.

— Mort ?

— Assassiné, madame, dit Pendrith sans plus de façons.

Il se tourna vers Bolitho pour lui fournir d’autres détails :

— Vous voyez, m’sieur, avec les soldats qui sont partis et le seigneur qu’est à Bath, le vieux révérend a pensé à vous – une grimace. Vous êtes officier du roi, si on peut dire.

— Mais il y a sûrement quelqu’un d’autre ! s’exclama Dancer.

Le visage tout pâle mais l’air décidé, la mère de Bolitho tira sur le cordon de la sonnette.

— Non, et ils viennent toujours chez nous. Je vais dire à Corker de seller deux chevaux ; vous les accompagnerez, John.

— Je préférerais qu’il reste ici avec vous, fit tranquillement Bolitho – il lui saisit le bras. Ça va aller, ne vous en faites pas. Je ne pars pas sans biscuits, enfin, plus maintenant.

Ce qui se passait était assez inattendu. Une minute plus tôt, il tombait de sommeil, et maintenant, il était frais et dispos. Inquiet aussi, il n’y avait qu’à voir la tête que faisait Dancer.

— J’ai renvoyé le gamin surveiller le cadavre, reprit Pendrith, vous trouverez sûrement l’endroit facilement, m’sieur. C’est dans cette anse où vous avez chaviré en doris avec vot’frère, même que vous avez ramassé une bonne raclée !

Ce souvenir lui arracha l’esquisse d’un sourire.

Une des bonnes arriva enfin. Elle écouta les instructions de sa maîtresse et courut prévenir Corker, le cocher.

— Nous n’avons pas le temps de nous mettre en uniforme, décida Bolitho ; allons-y comme nous sommes.

Ils portaient des vêtements variés qu’ils avaient choisis au hasard çà et là dans les coffres de la maison. Dans une demeure qui était, qui avait toujours été, habitée par des officiers de marine, c’était bien le diable si l’on ne trouvait pas manteaux et pantalons de rechange.

Un quart d’heure plus tard, ils étaient fin prêts. À défaut d’autre chose, la Marine leur avait au moins inculqué cela : la seule manière de rester en vie à bord consiste à ne pas relâcher un instant sa vigilance.

On entendit les sabots sur le pavé et Bolitho demanda :

— John, comment s’appelle ce garçon qui a découvert le cadavre ?

— C’est le fils du forgeron – il porta le doigt à la tempe : ça va pas trop bien là-dedans, il a ramassé un coup de lune.

Bolitho embrassa sa mère sur la joue ; elle était glacée.

— Allez vous coucher, je n’en ai pas pour longtemps. Demain, on enverra quelqu’un chez le juge à Truro, ou chez les dragons.

Ils sortirent et se mirent en selle. Il ne fallait pas traîner, avec toute cette neige.

On ne voyait que quelques rares lumières en ville et Bolitho se dit que les gens raisonnables restaient dans leur lit.

— Tu dois connaître presque tout le monde dans le coin, ou en être connu, non ? lui demanda Dancer. C’est ça qui fait une sacrée différence avec Londres !

Bolitho releva soigneusement le col de son manteau et poussa sa monture. C’était curieux que Pendrith se souvînt encore de cette histoire de doris. Son frère et lui se battaient sans arrêt. Hugh était déjà aspirant à l’époque, alors que lui-même attendait encore un embarquement. Leur père était entré dans une rage extrême, ce qui ne lui ressemblait guère. Pas à cause de cette bêtise, mais parce qu’ils avaient fait peur à leur mère. Et il est vrai qu’ils avaient reçu une de ces corrections dont on se souvient pour le restant de ses jours.

Ils entendirent bientôt la mer qui grondait contre la pointe en battant les récifs. Sous la neige, le paysage prenait un aspect féerique. D’étranges formes surgissaient de l’obscurité, les arbres laissaient tomber des paquets de neige dans un bruit sourd qui évoquait des pas.

Découvrir l’anse leur prit bien une heure ; ce n’était qu’une crique minuscule échancrée dans le rocher et qui se terminait par une petite plage en pente douce. Une lanterne à la main, le fils du forgeron attendait là en battant la semelle sur le sable mouillé pour tenter de se réchauffer.

— Tiens le cheval, Martyn, dit Bolitho en descendant de selle.

La bête était très nerveuse, comme il arrive souvent quand ces animaux flairent un mort. Le cadavre était étendu sur le dos, bras écartés, bouche grande ouverte. Bolitho dut prendre sur lui pour s’agenouiller près du corps.

— Tu l’as trouvé dans cet état-là, Tim ?

— Ouais, m’sieur, répondit-il en se tortillant, je cherchais euh, quoi, un truc…

Bolitho connaissait bien le forgeron. Sa femme l’avait quitté depuis belle lurette et il envoyait régulièrement son benêt de fils voir ailleurs quand il recevait une visite galante. On racontait que, dans une crise de rage, il avait battu son fils encore bébé et que l’enfant en était resté un peu demeuré.

Le garçon eut un soudain retour :

— Et ses poches étaient vides, m’sieur, quoi, juste une pièce.

— C’est bien lui ? demanda Dancer.

— Ouais, fit Bolitho en se relevant, on l’a égorgé.

Les côtes de Cornouailles étaient célèbres pour leurs contrebandiers, mais ils s’en prenaient rarement aux agents du fisc. Le seigneur n’était pas là, il n’y avait pas de magistrat sur place, cela signifiait donc qu’il fallait s’adresser à Truro ou même pire.

Il se souvint de ce qu’avait raconté le garde-chasse et conclut à l’intention de Dancer :

— Eh bien, cher ami, il semble que nous ne soyons pas exactement en permission.

— C’était sans doute trop beau pour durer, observa simplement Dancer, qui essayait de calmer les chevaux, tu crois que tu peux t’en sortir ?

— Va à l’auberge, ordonna Bolitho au gosse, et dis au patron de venir avec quelques hommes. On aura aussi besoin d’un char à bras.

Il se tut un instant pour le laisser s’imprégner de ce qu’il venait de dire.

— Tu crois que tu y arriveras ?

— J’crois bien qu’si, répondit le gosse en hochant mécaniquement du chef – il se gratta la tête. Ça fait déjà une paye que j’suis là.

Dancer se baissa pour lui glisser une pièce :

— Ça, c’est pour ta peine, euh, Tim.

Il s’éloigna en marmonnant, mais Bolitho le héla :

— Et ne la donne pas à ton père, compris ?

Puis, s’adressant à Dancer :

— Tu ferais mieux d’entraver les chevaux et de me donner un coup de main. La marée monte et si nous restons sans rien faire, dans une demi-heure, le cadavre sera dans l’eau.

Ils tirèrent en haut de la plage le corps raide comme du bois. Bolitho songeait à tous ceux qu’il avait déjà vus mourir, hurlant et jurant au plus fort d’un combat. C’était un spectacle terrible, mais il était encore bien plus ignoble de mourir ainsi, tout seul, sans aucun secours possible, et d’être jeté à la mer comme un vulgaire déchet.

Les secours finirent par arriver et l’on transporta le corps pour le déposer à l’église. Le temps de prendre un petit remontant à l’auberge, il faisait presque jour.

Les chevaux ne firent pratiquement aucun bruit quand ils rentrèrent chez eux, mais Bolitho savait bien que sa mère les entendrait tout de même et serait là pour les accueillir.

— Non, mère, retournez vous coucher, lui dit-il quand elle se précipita vers lui.

Elle le regarda avec un petit sourire bizarre :

— Ça fait du bien d’avoir un homme à la maison !

 

A rude école
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